Les Ksour et les nouveaux centre urbains au Tafilalt : un sérieux conflit d’identité et d’intérêt

Publié le par abderahman

La problématique des tissus urbains traditionnels des oasis (les Ksour) ne peut plus être réduite au phénomène contemporain de la dégradation physique des bâtiments historiques. C’est une problématique beaucoup plus vaste et compliquée qui englobe des préoccupations urbaines, socioéconomiques, culturelles, environnementales, techniques, juridique et financières. Une problématique structurelle nécessitant des solutions curieuses et globales.

 

 

 

ksour-tafilalet

 

 

Les constructions en béton se multiplient autour du Ksar. Elles prennent partout la relève et s’étalent en tache d’huile sur des espaces agricoles limitant la superficie cultivable et réduisant les effectifs des palmiers dattiers qui supportent l’économie locale.
(Ici près de l’entrée de Ksar Ait Yahia O’athmane à Goulmima) (Photo de l’aute

Au Tafilalet, (Province d'Errachidia) et partout dans la région oasienne, cette problématique concerne de façon particulière le déséquilibre entre les Ksour comme forme d’habitat traditionnel et leur mode d'appropriation actuel. 

 

Ce phénomène qui avait accompagné le processus de « modernisation » de la société oasienne et des mutations socioéconomiques et urbaines qu’elle a subit depuis le contact avec la civilisation européenne par l’intermédiaire de la colonisation française, pose avec grande acuité le problème de cohabitation entre ces deux formes urbaines contradictoires :
• Une forme ancienne symbolisant le passé, réduite actuellement en héritage historique sans véritable fonction dans la vie des populations, puisqu’elle est devenue incapable de répondre à leurs attentes en matière de la qualité de vie (salubrité et confort) et d’intégration au nouveau contexte socioéconomique et urbain.
• Une forme à caractère moderne différente de la première sur tous les plans, urbanistique, fonctionnel et référentiel, manifestant ainsi une grande incompatibilité avec les spécificités du paysage culturel et urbain des oasis.

Cette incompatibilité frappante au niveau des formes architecturales et des fonctions urbaines entre un modèle urbain en dévalorisation continue et un autre fascinant et attractif rend légitimes les préoccupations suivantes :
• Y’a-t-il encore une raison pour défendre la sauvegarde d’un habitat « archaïque » dégradé, dévitalisé, marginalisé et abandonné avec une telle ampleur ?
• Quelles conditions doivent se réunir pour qu’une coexistence harmonieuse s’établisse entre tradition et modernité en matière de l’urbanisme au moment où les ruptures entre les deux styles urbains portent la marque d’un sérieux conflit d’identité et d’intérêt ?
• Quelles seront les conséquences économiques, socioculturelles et environnementales de l’expansion non contrôlée de l’urbanisation banale, sans aucun sens d’organisation ni de souci aux besoins immatériels qui font l’identité même de la société oasienne (référence historique, mémoire collective, spécificités culturelles, pureté du milieu naturel, équilibre écologique de la palmeraie, qualité du paysage…) ?
• Devant l’impossibilité (et l’absurdité même) de songer à l’arrêt de l’expansion urbaine quel qu'en soit le prix (dégradation de la palmeraie, réduction de la superficie agricole, pollution et épuisement de l’eau, appauvrissement des richesses culturelles, …) est-il encore possible de contrôler ou de rationaliser l’urbanisation de telle sorte à permettre aux Ksour de remplir une fonction valorisante dans le contexte urbain moderne ?

Un autre aspect de cette problématique tient au fait que la notion du patrimoine culturel et ses valeurs économiques, identitaires, scientifiques, historiques et paysagères proclamées dans la législation relative à la protection des monuments historiques (loi 22-80) n’a rien de signification pour la grande majorité des populations ni même des acteurs locaux.
En effet, le bien être, tel qu’il est conçu aujourd’hui au niveau local ne peut être atteint qu’à travers la construction d’un logement en béton à l'écart de l’ancien Ksar. L’habitat des Ksour qui remplissait des fonctions vitales dans la vie de la société agricole traditionnelle ne peut plus répondre aux exigences actuelles en termes de bien être. Le manque d’intérêt aux spécificités territoriales du paysage urbain, culturel et naturel oasiens dans les documents d’urbanisme, car conçus le plus souvent par des professionnels étrangers au contexte de la société locale, et la place accordée par les programmes du développement aux nouveaux centres urbains en matière de desserte, d’équipements, d’infrastructures de base et des services de proximité sont tant de facteurs qui accentuent davantage le choc urbain né de l’intégration forcée de nouvelles pratiques d'urbansime, accélérant le processus de dégradation etla dynamique de déclin des monuments historiques et des sites naturels et culturels remarquables.

Dans notre cas, l'étendue de la zone et les particularités de son contexte urbain imposent une approche spécifique, aussi bien de la problématique que de la stratégie de sauvegarde. En effet, l’habitat traditionnel y présente une double problématique née essentiellement de l’extension de nouveaux centres urbains :
• La première est liée à la grande crise socioéconomique qu'a connu le réseau des Ksour qui étaient à l'âge d'or de la civilisation oasienne un ensemble cohérent, florissant, intégré et interdépendant.
• La deuxième concerne l'éclatement de ce réseau urbain traditionnel ce qui a entraîné sa dévalorisation, sa dégradation et son abandon d’où un grand dysfonctionnement du territoire oasien.

Afin d'établir une stratégie de réhabilitation dépassant la vision techniciste du patrimoine architectural et paysager des oasis, il y a lieu de souligner que cette double problématique doit être considérée dans toutes ses composantes : sociales, économiques, écologiques et physiques. Il s'agira de déclencher un processus de revalorisation et de requalification du réseau global des Ksour en prenant en considération les mutations socioculturelles en cours et en s'articulant autour des besoins quotidiens et répondant aux demandes sociales immédiates et légitimes des populations.


Aba SADKI
Urbaniste – Gestionnaire de l’environnement
Conservateur des Monuments Historiques et des Sites

Inspection Régionale des Monuments Historiques et des Sites (Meknès-Tafilalet)

http://www.abasadki.blogspot.com

 

Publié dans environnement

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